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FULGURANCES D’APRÈS SILENCE

éveil (2)

 

Je me permets de reprendre ici un billet du 21 novembre 2018 consacré à l'éveil, ce sujet d'une importance capitale, car depuis lors, j’y ai fait des ajouts suite à mes lectures :

« La vérité, c’est qu’on ne sait nommer ce qui vous pousse* », disait  Nicolas Bouvier, se penchant dans l’Usage du Monde sur la raison de ses voyages. 

Eh bien, ce qui nous pousse, nous humains, voyageurs ou pas d’ailleurs, à poursuivre la randonnée de la vie, c’est peut-être bien le désir inconscient mais inné d’en trouver le but (une tâche tellement ardue que beaucoup l’ont déclarée impossible, comme si la vie n’avait pas de sens, et que peu ont mené à bien, hormis apparemment ceux que l’on dit éveillés) plutôt que la reproduction de soi dans sa progéniture (ce qui n’est pas une spécificité humaine) qui n’est qu’un report à une autre vie, du travail que l’on a à accomplir soi-même, une postposition en quelques sorte. 

 Mais revenons à ces éveillés évoqués plus haut, ce sont eux qui nous intéressent ici.

Ils semblent dire que le travail qui se justifie le plus est précisément celui de chercher un sens à la vie. Ne pas l’entreprendre serait la seule paresse impardonnable. Car même si la tâche est ardue, elle ne serait pas impossible, disent-ils encore. L’éveil serait à notre portée.

Certes en ce domaine la Bhagavad-Gita n’est pas très encourageante puisqu’elle nous dit que cet éveil est rare : « Sur des milliers d’hommes, un seul peut-être recherche la perfection. Et parmi tous ceux qui la recherchent, voire la trouvent, c’est dans la même faible proportion que l’on Me Trouve, Moi, Krishna. » ( En 7, 3)

Mais oublions cela pour constater que la littérature foisonne d’exemples (dont chacun jugera s’il s’agit là d’éveil ou non) qui semblent nous prouver le contraire. Cet éveil pourrait en effet être atteint par bien des moyens, entre autres : l’extase de l’exote (ce voyageur de l’instant délicieux, à chaque instant éprouvé), l’effet d’un psychotrope (l'amrita mythique, la ganja, le LSD, etc.), une psychothérapie ou psychanalyse réussie (Lacan disait que ce serait encore pire « après », mais que la souffrance serait alors autre, existentielle et non plus égocentrée), le hasard (cet ami merveilleux de toute vie, lorsqu’on se laisse porter par elle), l’obéissance aveugle au guru ( ?), une grande souffrance dont on se libère en apportant la réponse à la question « Qui souffre ? », la prière, la dance-trance (par exemple chez les derviches soufis), l’art, la musique, la curiosité du métaphysicien, voire du physicien comme ce Sturm dont Vassili Grossman décrit magnifiquement « l’illumination soudaine » quand il découvrit une explication « extraordinairement neuve, des phénomènes nucléaires qui, jusqu’alors, semblaient inexplicables » (voir plus bas les extraits qui vous éclaireront sur la chose), l’éveil de la kundalini, la résolution d’un koan, le zazen, le bhakti yoga (amour de Dieu), le karma yoga (pratique de l’aide désintéressée), le jnana yoga (l’étude des textes sacrés, ce que l’Occident appelle l’exégèse) et le raja yoga** (le sadhana de la méditation). 

 Mais quelle définition donner à cet éveil qui satisfasse tout le monde ? Je propose cette jolie formule de Lewis Thomson qui parlait sans doute de lui lorsqu’il dit :  « Suddenly, in the forest, all paths were the same and I ceased to walk. It was then that He appeared. » (Lewis Thompson, Mirror to the Light,CoventureLondon, 1984, , p. 56)

 Dogen (1200 -1253) quant à lui, adorait raconter une anecdote très instructive concernant l’éveil du moine lettré Xiangyan Zhexian : 

Son maître Dagui Dayuan (771- 853) lui avait refusé son enseignement en ne répondant pas pour lui à la question qu’il lui avait posée concernant ce qu’il était avant sa propre naissance et celle de ses parents, avant même que n’existe la distinction entre l’est et l’ouest. Il attendait de son élève qu’il trouve lui-même la réponse, une réponse personnelle, qui dépassât l’intellect, et surtout pas celle qu’il aurait pu trouver dans ses chers livres, ou que lui, Dayuan, lui aurait donnée. 

Désespéré, de ne pouvoir donner une réponse qui contente son maître,  Xiangyan Zhexian abandonna tout et vécut en reclus. Et c’est alors qu’il atteignit l’éveil en projetant par inadvertance un caillou contre un pilier en bambou de sa hutte. Il lança à son maître loin de là : « Maître Dagui, si autrefois vous m’aviez expliqué, comment l’événement actuel aurait-il pu avoir lieu? Votre bienveillance dépasse en profondeur celle d’un père et d’une mère!***»

[On retrouve cette belle histoire suggérant que l’égo incarné dans le désir est l’ennemi de l’éveil, dans les essais zen de l’Abbé Zenkei Shibayama intitulés A Flower does not talk (Ch. E. Tuttle Company, Tokyo, Japon, 1975, p. 107 et suivantes). Ici, Xiangyan Zhexian s’appelle  Kyogen et son maître, Isan.]

 Dans la littérature mondiale, beaucoup de textes attestent d’une compétence d’éveillé, à commencer par les Upanishads, les nobles vérités du  Bouddha et les enseignements de Vardamana Mahavira, sans oublier les Yoga sutra de Patanjali et  l’Aparokshanubhuti d’ Adi Shankaracharya.  Il s’agit là de quelques noms qui me viennent à l’esprit. Chacun pourra y ajouter les siens. 

Et s’il s’agit de nommer des personnes, le choix est encore plus vaste et là aussi, chacun en y réfléchissant se rappellera les ouvrages, les propos, les biographies qui l’ont marqué et lui ont fait penser qu’on était là en présence d’une forme de grâce, d’un rayon venant de l’au-delà (pour reprendre une expression de Bhagwan shree Rajneesh). Voici quelques sélections personnelles (la liste pourrait être plus longue si j’y ajoutais les Indiens, même en me limitant à l’histoire récente, de Ramakrishna à Nisargadatta Maharaj en passant par Krishna Menon et bien entendu Ramana Maharshi) : 

 

-  Plotin, le philosophe néoplatonicien  (205 -270)  dont son disciple Porphyre dit qu’il avait réussi à atteindre par quatre fois la fusion avec l’Un.

 

- Hildegarde Von Bingen qui en 1141 dut obéir à l'injonction d’une voix puissante venant du ciel : « Écris ce que tu vois et ce que tu entends ! » On connaît son œuvre admirable.

 

- Maître Eckart (1260 -1328) évoqua son expérience spirituelle dans son Sermon 71 (voir L'expérience spirituelle de la non- dualité chez Eckhartp. 330)

 

Pascal connut sa nuit de feu dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654, quand il fut submergé par le sentiment fulgurant d’une présence divine. Il consigna l’événement dans un Mémorial, texte dont il ne parla jamais mais qu’il conservait toujours sur lui, cousu dans son pourpoint.

 

- Paul Valéry qui, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, se retrouva au cœur d'une crise existentielle. Cette expérience est connue sous le nom de « nuit de Gênes ».

 

- Ramana Maharshi : En juillet 1896, à seize ans, dans la pièce au premier étage du num. 11 de la Chokkapa Naiker Street à Madurai (une chambre qui donne sur la tour est du grand temple dédié à Meenakshi),Venkataraman, celui qu’on allait appeler Bhagavan Sri Ramana Maharshi, connaît la révélation de ce qu’il est en faisantl'expérience de la mort clinique.

Couché sur le sol, il se voit mort. Son corps ne respire plus mais son esprit continue à vivre, de cela il est conscient. C'est un homme changé qui « revient » de son expérience, la peur de la mort qui habite (consciemment ou inconsciemment) tous les êtres humains, chez lui s'est évanouie à jamais: il sait qu'il n'est pas que ce corps, mieux même: qu'il n'est pas ce corps : « So I am Spirit transcending the body. The body dies but the Spirit that transcends it cannot be touched by death. That means that I am the deathless spirit.**** »

Deux mois plus tard, il prend le train pour Tiruvanamalaï et va vivre là pendant quelques semaines en total silence, insouciant de son corps, absorbé dans l'extase (Aristote aurait dit : l'étonnement) d'être, dans une cave du grand mandapam (hall aux nombreux piliers) sur lequel on débouche après la grande entrée principale: la vermine le couvre et ce sont des habitués du temple qui le nourrissent. Puis il va être reconnu (dans l'Occident d'aujourd'hui on l'aurait enfermé pour cause de folie, d'inaptitude à vivre dans le niveau de conscience de consensus), des disciples vont l'extraire de cet endroit malsain et le soigner, le nourrir et lui donner un toit en échange de jouir du si consistant silence qui émane de lui, conséquence de l'extraordinaire expérience qu'il a vécue et qui continue à vivre en lui.

 

- Fernando Pessoa : « Un jour où j’avais finalement renoncé - c’était le 8 mars 1914 - je m’approchai d’une commode haute et, prenant un papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais toutes les fois que je le puis. Et j’écrivis trente et quelques poésies, en une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et jamais je n’en pourrai connaître de semblable. »

(Fernando Pessoa, le Gardeur de troupeaux, Gallimard, Poésie,1987,  p. 11)

 

- Arthur Koestler :  En 1937, dans la prison de Séville, il connaît une expérience forte qu’il relate dans un magnifique chapitre intitulé Les heures à la fenêtre : « Puis je me mis à flotter dans un fleuve de paix sous des ponts de silence. Il ne venait de nul part et d’allait nulle part. Puis il n’y eut plus ni fleuve ni moi. Le moi avait cessé d’exister. »  (P. 650 et suivantes de ses Œuvres autobiographiques, Ed. Laffont, 1994)

Notez que Koestler a aussi traité de la façon souvent soudaine dont des découvertes scientifiques sont « trouvées » dans son ouvrage Le Cri d’Archimède.

 

-Vassili Grossman décrivant dans deux chapitres admirables témoignant de sa familiarité avec la chose, la découverte d’une théorie scientifique dans une illumination soudaine :

« Il marchait dans la rue déserte et mal éclairée.

L’idée surgit brutalement. Et aussitôt, sans hésiter, il comprit, il sentit que l’idée était juste. Il vit une explication neuve, extraordinairement neuve, des phénomènes nucléaires qui, jusqu’alors, semblaient inexplicables ; soudain, les gouffres s’étaient changés en passerelle. Quelle simplicité, quelle clarté ! Que cette idée était gracieuse et belle ! Il lui semblait que ce n’était pas lui qui l’avait fait naître, mais qu’elle était montée à la surface, simple et légère, comme une fleur blanche sortie de la profondeur tranquille d’un lac, et il eut une exclamation de bonheur en la voyant si belle...

Et quelle étrange coïncidence, pensa-t-il soudain, que cette idée lui soit venue alors que son esprit était loin de toute science, alors qu’il était préoccupé par leurs discussions sur le sens de leur vie, discussions d’hommes libres, où seule l’amère liberté déterminait ses paroles et celles de ses interlocuteurs ! »

(Vie et Destin de Vassili Grossman, Ed. Laffont, première partie, dans le chapitre 66)

« L’idée qui avait frappé Sturm au milieu de la nuit, en plein dans le rue, servit de base à une nouvelle théorie. »

[...]

« À la seconde où lui était venue idée d’un nouveau système d’équations qui permettaient d’interpréter de façon nouvelle tout un ensemble de phénomènes physiques, il avait senti, sans éprouver les doutes et hésitations habituels, que son idée était juste.

Et maintenant, alors qu’il arrivait au terme de son travail mathématique, qu’il vérifiait et  revérifiait la démarche de ses raisonnements, sa certitude n’était pas plus grande qu’à l’instant où, dans une rue déserte, il avait été frappé par une illumination soudaine. »

[...]

« C’est alors que tout bascula. Sturm avait gagné son bâton de maréchal ! L’ancienne théorie cessa d’être la base, le fondement, le tout global. Elle n’était pas fausse, elle n’était pas un égarement mais elle n’était plus qu’un cas particulier de la nouvelle théorie… La reine douairière s’inclina devant la nouvelle reine. Tout cela n’avait pris qu’un instant. »

[...]

« Quant à l’homme dans la tête duquel tout cela s’était passé, il regardait les équations différentielles et les bouts de photos qui confirmaient la théorie qu’il avait créée, il poussait de petits sanglots et essuyait les larmes de bonheur qui coulaient de ses yeux. »

[...]

« Ce qui étonnait le plus Sturm, c’était qu’il avait obtenu son plus brillant succès scientifique au moment où il était écrasé de chagrin. Comment cela se pouvait-il.

Et pourquoi avait-il en quelques brèves secondes trouvé une solution à ces problèmes insolubles, au moment où il sortait des discussions dangereuses et acérées qui n’avaient aucun rapport avec son travail ? Mais bien sûr, c’était là pure coïncidence.

Il était malaisé de tirer tout cela au clair. »

(Vie et Destin de Vassili Grossman, Ed. Laffont, deuxième partie, dans le chapitre 6)

 

-  Gabriel Garcia Marquez : D’après l’histoire racontée par Gabo lui-même, l’idée Cent ans de solitude lui est venue en 1965, lors d’un voyage avec Mercedes et ses deux enfants en direction d’Acapulco :« Je me suis senti foudroyé par un cataclysme intérieur si intense et dévastateur que j’ai manqué de percuté une vache qui traversait la route. » (Journal le Soir du 6 et 7 avril 2019, Léna, p. 8, extrait d’un article paru d’abord dans El Pais)

 

Bhagwan shree Rajneesh : « The day effort ceased, I also ceased. » C’était le 21 mars 1953 (voir The discipline of Transcendence, vol. 2, Rajneesh Foundation, Poona, 1978, le très beau chapitre Spiritual Enlightenment, p. 301 et suivantes)

 

Toutefois - je l’ai suggéré sur ce blog - l'éveil reste un sujet délicat à aborder et très difficile à décrire « parce qu’il n’aurait rien à voir avec l’ego. Et nous ne pourrions décrire que ce qui nous concerne ».

C’est pourquoi je ne trouve aucun point de chute à ce billet qui voulait simplement émettre l’idée qu’il n’est peut-être pas impossible, sur foi d’enseignements et de témoignages, de trouver soi-même un but à cette existence apparemment énigmatique.

 

 

  

* : L’Usage du Monde, Nicolas Bouvier, Thierry Vernet, Droz, Genève,1999, p. 10

** : Même si c’est présomptueux j’aimerais citer ici mon ouvrage L’autre Rive de nulle Part. J’y évoque en effet un chemin de méditant et un éveil se produisant dans le nord de l’Inde, suite à une profonde méditation dans le but de trouver ce qui rapprochait sur certains sujets importants Ramana Maharsi et J. Krishnamurti) et dès que fut prise la décision (consciente et inconsciente) d’abandonner cette recherche, la considérant comme trop difficile. À cet éveil j’attribuerais deux caractéristiques : 

1) Pas un seul jour on n'en oubliera le goût et le souvenir.

2) L'expérience ne peut se produire deux fois : lorsqu'on la « vit » on réalise qu'elle est là en Réalité depuis toujours et donc on ne peut plus concevoir de désir inconscient (sans lequel on ne peut l’atteindre, mais qu’il faut pourtant tuer pour qu’elle advienne) pour qu'elle se reproduise, et on réalise aussi que l’ego désirant est lui-même illusoire.

*** : Extrait de La Vision Immédiate de Dogen, traduction et commentaire par Bernard Faure, Editions Le Mail, Paris 1987, p. 124

**** : Ramana Maharshi and the path of self-knowkedge, Arthur Osborne, Jaico Press, Bombay,1977, p. 8

P. S. : Dans le billet du 10 mars 2007 il était question de roue libre.

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À propos
Marc

Photographe, écrivain, sophrologue et enseignant de raja yoga, j’ai bourlingué des années en Asie et vécu longtemps dans des ashrams indiens. Lecteur de toutes les philosophies et amoureux de tous les silences, je vous livre ici mes fulgurances d’après ... silence.
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