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FULGURANCES D’APRÈS SILENCE

Le bonheur, genèse d'un impératif

Roger-Pol Droit

Le Monde | 15 novembre 2013

NE CROYEZ PAS la ritournelle qui ressasse cet air connu : toujours et partout - en tout temps, tout lieu, toute circonstance -, les humains n'ont rêvé que d'être heureux. Sans chercher bien loin, ni follement exotique, regardez la France de 1945.

Les communistes, alors au faîte de leur gloire et désireux de justice sociale, luttaient pour l'émancipation, se montraient prêts à tous les sacrifices pour de meilleurs lendemains. Les chrétiens, encore puissants, jugeaient souvent le salut éternel préférable à des satisfactions immédiates.

Personne, cela va de soi, ne méprisait tout à fait confort et réussite. Si le bonheur individuel n'était pas totalement négligé, ce n'était pourtant qu'un objectif secondaire. On lui préférait le devoir, la justice ou la dignité.

Comment est-on passé de ces temps austères au règne du bonheur impératif ? Par quels processus en sommes-nous venus, tous ensemble, à juger évident que l'essentiel de la vie réside dans notre épanouissement individuel, nos satisfactions personnelles, notre intime contentement ? Voilà des questions trop rarement posées. Elles supposent de contourner nos évidences, de ne plus prendre pour argent comptant ce qui s'offre aujourd'hui comme normal et naturel. Et de remettre en perspective la genèse de notre vision présente de l'existence. C'est ce que réussit brillamment, pour son premier livre, un jeune historien.

Conversion tardive

Rémy Pawin retrace l'irrésistible ascension du bien-être subjectif dans les représentations collectives de la société française. La conversion ne s'est pas opérée d'un coup. Elle fut même assez tardive et lente. Camus répondait encore à Simone de Beauvoir : « Oui, je trouve regrettable cette honte qu'on éprouve aujourd'hui à se sentir heureux. » La même phrase, vingt ans plus tard, serait incompréhensible. Fini la honte ! Au contraire, l'estime de soi dépend désormais d'un nouveau devoir : l'important n'est plus d'être juste ou pieux, mais heureux - personnellement, individuellement. Peu à peu, la vie privée l'a emporté sur la vie publique, l'être a remplacé le faire, le bien-être a pris le pas sur le bien.

Peu importe qu'on s'en lamente ou s'en réjouisse. L'intérêt du travail lumineux de Rémy Pawin est de donner à voir cette évolution. Il y parvient par des voies originales : en mesurant l'accroissement du nombre de publications consacrées au bonheur (multipliées par 6 entre 1960 et 2000), en scrutant les films à succès et les mutations qu'ils révèlent, en revisitant les réponses successives à de multiples sondages d'opinion. Marquant par son objet comme par sa méthode, l'ouvrage s'inscrit à sa façon dans la perspective d'une histoire des processus subjectifs ouverte par Michel Foucault.

On peut en faire un usage plus modeste. Si vous êtes saturé(e) de publications sur le bonheur, fatigué(e) de la kyrielle d'injonctions à être heureux, las(se) des dossiers à répétition sur ces régions où il fait bon vivre, ces métiers qui épanouissent, ces méthodes qui développent vos potentiels, sans parler de ces philosophies qui vous assurent, pour pas cher, vie bonne et sérénité, alors il ne vous sera pas désagréable d'apprendre que cette kermesse s'est mise en place il y a quelque temps seulement. Ni d'en conclure qu'elle pourrait donc disparaître aussi vite.

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À propos
Marc

Photographe, écrivain, sophrologue et enseignant de raja yoga, j’ai bourlingué des années en Asie et vécu longtemps dans des ashrams indiens. Lecteur de toutes les philosophies et amoureux de tous les silences, je vous livre ici mes fulgurances d’après ... silence.
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