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FULGURANCES D’APRÈS SILENCE

Tout est à repenser

« Tout est à repenser »

Le point de vue d’Edgar Morin, philosophe et sociologue.

Propos recueillis par WILLIAM BOURTON dans le Soir du samedi 2 janvier 2010

 

Pouvez-vous nous dresser un bref état des lieux de la situation actuelle du monde ?

Pour dresser ce diagnostic, il convient de considérer la période qui s’est ouverte en 1989, avec l’implosion de l’Union soviétique et la mondialisation de l’économie libérale. Ce processus d’unification technique et économique du globe s’est accompagné d’énormes dislocations. Ainsi, la guerre de Yougoslavie a montré qu’une nation, qui était presque constituée, a éclaté en fragments, chacun sur une base ethnique et religieuse. On a vu d’autres exemples depuis. L’unification par l’« occidentalisation » a provoqué en réaction des replis sur des racines identitaires.

Par ailleurs, on est entré dans une période d’une telle incertitude que la croyance générale au progrès historique s’est effondrée à l’ouest, à l’est, et au sud. Dès lors que le futur est perdu et que le présent est angoissé, on retourne aux racines, c’est-à-dire au passé. Un passé qui, hier encore semblait un tissu de superstitions et d’erreurs, devient la vérité.

Dans ce climat de dislocation, où se multiplient les haines et les rejets d’autrui, le vaisseau spatial Terre est emporté avec une vélocité extraordinaire par trois moteurs incontrôlés : la science, qui produit des armes de destruction massive et pas uniquement des bienfaits ; la technique, qui permet l’asservissement pas seulement des énergies naturelles mais aussi celui des humains ; et l’économie qui ne recherche que le profit pour le profit. Voilà dans quoi nous sommes en effet emportés.

Alors, que s’est-il passé en 2009 qui pouvait susciter de très grandes espérances ? L’accession, totalement inattendue quelques mois plus tôt, d’Obama à la présidence de la plus grande puissance du globe. Voici un homme de bonne volonté, un homme qui possède une véritable culture planétaire de par ses origines et de par ses expériences, un homme qui a une conscience claire des problèmes, manifestée dans ses discours… Et qu’est-ce qui s’est passé jusqu’à présent ? Partout l’impuissance. Incapacité d’opérer une pression même minime sur Israël pour stopper la colonisation, incapacité de pouvoir traiter le problème afghan, impuissance au Pakistan, aggravation de la situation en Colombie et au Venezuela, en Amérique latine. Partout, sont apparues les limites à cette action de bonne volonté. Ces limites signifient que le monde est arrivé dans un état régressif. Il y a dix ans, peut-être Obama aurait-il pu réussir. Mais désormais, on voit très bien que son avènement, qui était une chance pour l’humanité, n’a pas produit ses promesses. Non pas par la défaillance d’un homme mais par l’ensemble des conditions dans lesquelles il se trouve enfermé.

Un tableau plutôt sombre…

Nous continuons, à mon avis, la course vers l’abîme. Car les probabilités sont que ce processus va vers des catastrophes multiples. Il ne s’agit plus seulement des menaces de guerres et d’emploi d’armes nucléaires, qui se sont multipliées, mais aussi de la dégradation de la biosphère et du problème du réchauffement climatique, de la crise économique, provisoirement jugulée, mais qui a révélé que cette économie mondiale ne subit aucun contrôle sérieux. De plus, nous n’arrivons pas encore à la prise de conscience du cours catastrophique qui nous permettrait de réagir contre lui.

Pourtant, par rapport à la prise de conscience environnementale, il y a eu le sommet de Copenhague…

Pour la première fois, l’ensemble des nations du globe se sont en effet réunies pour prendre des mesures contre un des périls écologiques majeurs : le réchauffement climatique. Mais, on l’a constaté, la solution est très difficile. Pourquoi ? D’abord parce qu’il faut un consensus d’un très grand nombre de nations. Deuxièmement parce qu’on voit bien que les pays riches et dominants ont tendance à vouloir faire payer une grosse note aux pays en voie de développement, lesquels refusent de se soumettre et demandent aux premiers de faire l’effort eux-mêmes. Prenez la question des énergies. Il est souhaitable que les énergies vertes – solaires, éoliennes, etc. – se répandent en Afrique ou en Asie, mais cela signifierait un don des pays développés que ceux-ci, pour le moment, n’ont pas l’intention d’envisager.

Copenhague a donc traduit une certaine prise de conscience, mais insuffisante. Le grand problème de la conscience, c’est toujours son retard sur l’événement. Il faut un certain temps pour comprendre ce qui s’est passé. Par rapport aux dangers sur la biosphère, l’alerte a été donnée en 1970, avec le rapport Meadows (première étude importante soulignant les dangers écologiques de la croissance économique et démographique, demandé à une équipe du Massachusetts Institute of Technology par le Club de Rome). Entre 1970 et 2010, il y a bien entendu eu le sommet de la Terre de Rio (1992), il y a eu la conférence sur le réchauffement climatique de Kyoto (1997), mais ces rencontres étaient toujours en retard sur la gravité de l’événement. Car en quarante ans, le monde a connu une série de catastrophes écologiques.

Dans ce contexte, la globalisation, qui dans un sens est la pire des choses, pourrait également se révéler la meilleure car, pour la première fois, il y a une interdépendance de tous les êtres humains, une véritable communauté de destin qui peut faire de nous de véritables citoyens de la planète. Mais à condition que la prise de conscience se fasse. Or, le retard dont je parlais vient non seulement du retard de la conscience sur l’événement, mais aussi du système de connaissance et de pensée propres aux experts et spécialistes, qui informent les citoyens et les chefs d’Etat. Ils sont très compétents dans leurs domaines limités et clos, mais incapables de penser les problèmes fondamentaux et globaux. Il suffit de constater combien l’immense majorité des spécialistes en sciences économiques ont été incapables d’annoncer la crise et se révèlent tout aussi incapables de prédire ce qui va se passer demain. Pourquoi ? Parce qu’ils sont enfermés dans une discipline qui ignore les autres aspects de la vie sociale. De plus le calcul est incapable de comprendre la souffrance, le bonheur et la vie humaine en général. Nous ne sommes pas dans « l’ère de la connaissance » comme on le dit pompeusement : nous sommes dans l’ère des connaissances séparées et même dans l’ère d’un nouvel aveuglement. Ceci pour dire que, ma crainte pour 2010, fondamentalement, c’est que tout continue et tout s’aggrave.

Et vos espoirs ?

Il y a le probable et il y a l’improbable. L’improbable n’est rien d’autre que le possible que l’on ne peut pas actuellement prévoir. Or, si l’on réfléchit sur l’histoire, on se rend compte que tous les grands événements, toutes les grandes transformations étaient improbables. Jésus n’a eu que quelques disciples dans le fin fond d’une province de l’Empire romain qui s’appelait la Palestine ; et pourtant, deux ou trois siècles plus tard, le christianisme devenait une religion formidable. Quand Mahomet a été chassé de La Mecque et qu’il s’est réfugié à Médine, c’était un exclu ; et pourtant l’islam s’est répandu sur le globe. Le développement du capitalisme était improbable dans une société féodale ; et pourtant, il s’est fait. Au départ, Marx, Proudhon ou Bakounine n’étaient que des déviants complètement ignorés par l’intelligentsia et l’université de leur époque ; et pourtant leur pensée est devenue une force politique. Pour le meilleur et pour le pire. Donc, il faut penser que l’improbable, nous ne pouvons pas le percevoir, mais il est possible. Car nous sommes dans une période « agonique » – littéralement, dans une lutte entre les forces de vie et les forces de mort.

En votre for intérieur, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’issue de cette lutte ?

Ce que je crois, c’est que nous sommes dans une voie qui nous conduit à la catastrophe. Mais Hölderlin disait, dans son poème Patmos, que « là ou croît le péril, croît aussi ce qui sauve »… Plus le péril s’accroît, plus il est visible, plus on prend conscience que c’est une question de vie ou de mort, plus on est capable de réagir et d’agir. Aujourd’hui, tout est à repenser, tout est à réformer : que ce soit la médecine, l’agriculture, l’administration ou la vie quotidienne. La Renaissance avait pu briser les carcans de la pensée théologique médiévale pour ouvrir les temps modernes. Il nous faut sortir de ces temps modernes par une nouvelle Renaissance.

Alors, je suis incapable de vous dire si une telle renaissance – qui ne viendra du reste peut-être pas de l’Europe – commencera en 2010… Mais en tout cas, les processus de salut, les processus de sauvegarde sont partout en marche. Partout ont surgi des initiatives locales de solidarité, d’économie sociale, de dépollution, de régénération du tissu social. Partout on veut vivre, on veut un avenir pour ses enfants, partout on lutte, mais de manière dispersée, isolés les uns des autres. Partout on sait au fond de soi que le Vrai est dans l’amour et non dans l’accumulation des biens. Quelle est la force qui permettra de réunir toutes ces aspirations et toutes ces initiatives ?

Pourrons-nous frayer les voies nouvelles qui feront tomber en désuétude la Voie qui nous mène à l’abîme ? Je ne le sais pas. De mon côté, je m’efforce d’y œuvrer, avec des moyens extrêmement modestes et limités. Et je ne suis pas seul. Donc, mon espoir est réel, mais indéterminé.

 

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À propos
Marc

Photographe, écrivain, sophrologue et enseignant de raja yoga, j’ai bourlingué des années en Asie et vécu longtemps dans des ashrams indiens. Lecteur de toutes les philosophies et amoureux de tous les silences, je vous livre ici mes fulgurances d’après ... silence.
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