FULGURANCES D’APRÈS SILENCE
18 Février 2022
« La vérité, c’est qu’on ne sait nommer ce qui vous pousse* », disait Nicolas Bouvier, se penchant dans l’Usage du Monde sur la raison de ses voyages.
Et bien, ce qui nous pousse, nous humains, voyageurs ou pas d’ailleurs, à poursuivre la randonnée de la vie, c’est peut-être bien le désir inconscient mais inné d’en trouver le but (une tâche tellement ardue que beaucoup l’ont déclarée impossible, comme si la vie n’avait pas de sens, et que peu ont mené à bien, hormis apparemment ceux que l’on dit éveillés) plutôt que la reproduction de soi dans sa progéniture (ce qui n’est pas une spécificité humaine) qui n’est qu’un report à une autre vie, du travail que l’on a à accomplir soi-même, une postposition en quelques sorte.
Mais revenons à ces éveillés évoqués plus haut, ce sont eux qui nous intéressent ici.
Ils semblent dire que le travail qui se justifie le plus est précisément celui de chercher un sens à la vie. Ne pas l’entreprendre serait la seule paresse impardonnable. Car même si la tâche est ardue, elle ne serait pas impossible, disent-ils encore. L’éveil serait à notre portée.
Certes en ce domaine la Bhagavad-Gita n’est pas très encourageante puisqu’elle nous dit que cet éveil est rare : « Sur des milliers d’hommes, un seul peut-être recherche la perfection. Et parmi tous ceux qui la recherchent, voire la trouvent, c’est dans la même faible proportion que l’on Me Trouve, Moi, Krishna. » ( En 7, 3)
Mais oublions cela pour constater que la littérature foisonne d’exemples (dont chacun jugera s’il s’agit là d’éveil ou non) qui semblent nous prouver le contraire. Cet éveil pourrait en effet être atteint par bien des moyens, entre autres : l’extase de l’exote (ce voyageur de l’instant délicieux, à chaque instant éprouvé), l’effet d’un psychotrope (l'amrita mythique, la ganja, le LSD, etc.), une psychothérapie ou psychanalyse réussie (Lacan disait que ce serait encore pire « après », mais que la souffrance serait alors autre, existentielle et non plus égocentrée), le hasard (cet ami merveilleux de toute vie, lorsqu’on se laisse porter par elle), l’obéissance aveugle au guru ( ?), une grande souffrance dont on se libère en apportant la réponse à la question « Qui souffre ? », la prière, la dance-trance (par exemple chez les derviches soufis), l’art, la musique, la curiosité du métaphysicien, l’éveil de la kundalini, la résolution d’un koan, le zazen, le bhakti yoga (amour de Dieu), le karma yoga (pratique de l’aide désintéressée), le jnana yoga (l’étude des textes sacrés, ce que l’Occident appelle l’exégèse) et le raja yoga** (le sadhana de la méditation).
Mais quelle définition donner à cet éveil qui satisfasse tout le monde ? Je propose cette jolie formule de Lewis Thomson qui parlait sans doute de lui lorsqu’il dit : « Suddenly, in the forest, all paths were the same and I ceased to walk. It was then that He appeared. »
(Lewis Thompson, Mirror to the Light, Coventure, London, 1984, , p. 56)
Dogen (1200 -1253) quant à lui, adorait raconter une anecdote très instructive concernant l’éveil du moine lettré Xiangyan Zhexian :
Son maître Dagui Dayuan (771- 853) lui avait refusé son enseignement en ne répondant pas pour lui à la question qu’il lui avait posée concernant ce qu’il était avant sa propre naissance et celle de ses parents, avant même que n’existe la distinction entre l’est et l’ouest. Il attendait de son élève qu’il trouve lui-même la réponse, une réponse personnelle, qui dépassât l’intellect, et surtout pas celle qu’il aurait pu trouver dans ses chers livres, ou que lui, Dayuan, lui aurait donnée.
Désespéré, de ne pouvoir donner une réponse qui contente son maître, Xiangyan Zhexian abandonna tout et vécut en reclus. Et c’est alors qu’il atteignit l’éveil en projetant par inadvertance un caillou contre un pilier en bambou de sa hutte. Il lança à son maître loin de là : « Maître Dagui, si autrefois vous m’aviez expliqué, comment l’événement actuel aurait-il pu avoir lieu? Votre bienveillance dépasse en profondeur celle d’un père et d’une mère!***»
[On retrouve cette belle histoire suggérant que l’égo incarné dans le désir est l’ennemi de l’éveil, dans les essais zen de l’Abbé Zenkei Shibayama intitulés A Flower does not talk (Ch. E. Tuttle Company, Tokyo, Japon, 1975, p. 107 et suivantes). Ici, Xiangyan Zhexian s’appelle Kyogen et son maître, Isan.]
Dans la littérature mondiale, beaucoup de textes attestent d’une compétence d’éveillé, à commencer par les Upanishads, les nobles vérités du Bouddha et les enseignements de Vardamana Mahavira, sans oublier les Yoga sutra de Patanjali et l’Aparokshanubhuti d’ Adi Shankaracharya. Il s’agit là de quelques noms qui me viennent à l’esprit. Chacun pourra y ajouter les siens.
Et s’il s’agit de nommer des personnes, le choix est encore plus vaste et là aussi, chacun en y réfléchissant se rappellera les ouvrages, les propos, les biographies qui l’ont marqué et lui ont fait penser qu’on était là en présence d’une forme de grâce, d’un rayon venant de l’au-delà (pour reprendre une expression de Bhagwan shree Rajneesh). Voici quelques sélections personnelles (la liste pourrait être plus longue):
- Hildegarde Von Bingen qui en 1141 dut obéir à l'injonction d’une voix puissante venant du ciel : « Écris ce que tu vois et ce que tu entends ! » On connaît son œuvre admirable.
- Maître Eckart (1260 -1328) évoqua son expérience spirituelle dans son Sermon 71 (voir L'expérience spirituelle de la non- dualité chez Eckhart, p. 330)
- Pascal connut sa nuit de feu le 23 Novembre 1654. Dans la copie de sa main du "mémorial" trouvé dans la doublure dans son pourpoint à sa mort, on peut lire, nous dit François Mauriac****, des mots comme "certitude, sentiment, joie, paix, Dieu de Jésus-Christ" et aussi "Joie, joie, joie, pleurs de joie."
- Paul Valéry qui, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1892, se retrouva au cœur d'une crise existentielle. Cette expérience est connue sous le nom de « nuit de Gênes ».
- Ramana Maharshi : En juillet 1896, à seize ans, dans la pièce au premier étage du num. 11 de la Chokkapa Naiker Street à Madurai (une chambre qui donne sur la tour est du grand temple dédié à Meenakshi),Venkataraman, celui qu’on allait appeler Bhagavan Sri Ramana Maharshi, connaît la révélation de ce qu’il est en faisantl'expérience de la mort clinique.
Couché sur le sol, il se voit mort. Son corps ne respire plus mais son esprit continue à vivre, de cela il est conscient. C'est un homme changé qui « revient » de son expérience, la peur de la mort qui habite (consciemment ou inconsciemment) tous les êtres humains, chez lui s'est évanouie à jamais: il sait qu'il n'est pas que ce corps, mieux même: qu'il n'est pas ce corps : « So I am Spirit transcending the body. The body dies but the Spirit that transcends it cannot be touched by death. That means that I am the deathless spirit.***** »
Deux mois plus tard, il prend le train pour Tiruvanamalaï et va vivre là pendant quelques semaines en total silence, insouciant de son corps, absorbé dans l'extase (Aristote aurait dit : l'étonnement) d'être, dans une cave du grand mandapam (hall aux nombreux piliers) sur lequel on débouche après la grande entrée principale: la vermine le couvre et ce sont des habitués du temple qui le nourrissent. Puis il va être reconnu (dans l'Occident d'aujourd'hui on l'aurait enfermé pour cause de folie, d'inaptitude à vivre dans le niveau de conscience de consensus), des disciples vont l'extraire de cet endroit malsain et le soigner, le nourrir et lui donner un toit en échange de jouir du si consistant silence qui émane de lui, conséquence de l'extraordinaire expérience qu'il a vécue et qui continue à vivre en lui.
- Fernando Pessoa : « Un jour où j’avais finalement renoncé - c’était le 8 mars 1914 - je m’approchai d’une commode haute et, prenant un papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais toutes les fois que je le puis. Et j’écrivis trente et quelques poésies, en une espèce d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et jamais je n’en pourrai connaître de semblable. »
(Fernando Pessoa, le Gardeur de troupeaux, Gallimard, Poésie,1987, p. 11)
- Arthur Koestler: En 1937, dans la prison de Séville, il connaît une expérience forte qu’il relate dans un magnifique chapitre intitulé Les heures à la fenêtre : « Puis je me mis à flotter dans un fleuve de paix sous des ponts de silence. Il ne venait de nul part et d’allait nulle part. Puis il n’y eut plus ni fleuve ni moi. Le moi avait cessé d’exister. »
(P. 650 et suivantes de ses Œuvres autobiographiques, Ed. Laffont, 1994)
- Gabriel Garcia Marquez : D’après l’histoire racontée par Gabo lui-même, l’idée Cent ans de solitude lui est venue en 1965, lors d’un voyage avec Mercedes et ses deux enfants en direction d’Acapulco :« Je me suis senti foudroyé par un cataclysme intérieur si intense et dévastateur que j’ai manqué de percuter une vache qui traversait la route. » (Journal le Soir du 6 et 7 avril 2019, Léna, p. 8, extrait d’un article paru d’abord dans El Pais)
- Bhagwan shree Rajneesh : « The day effort ceased, I also ceased. » C’était le 21 mars 1953 (voir The discipline of Transcendence, vol. 2, Rajneesh Foundation, Poona, 1978, le très beau chapitre Spiritual Enlightenment, p. 301 et suivantes)
Toutefois - je l’ai suggéré sur ce blog - l'éveil reste un sujet délicat à aborder et très difficile à décrire « parce qu’il n’aurait rien à voir avec l’ego. Et nous ne pourrions décrire que ce qui nous concerne ».
C’est pourquoi je ne trouve aucun point de chute à ce billet qui voulait simplement émettre l’idée qu’il n’est peut-être pas impossible, sur foi d’enseignements et de témoignages, de trouver soi-même un but à cette existence apparemment énigmatique.
* : L’Usage du Monde, Nicolas Bouvier, Thierry Vernet, Droz, Genève,1999, p. 10
** : Même si c’est présomptueux j’aimerais citer ici mon ouvrage L’autre Rive de nulle Part. J’y évoque en effet un chemin de méditant et un éveil se produisant dans le nord de l’Inde, un éveil auquel j’attribuerais deux caractéristiques :
1) Pas un seul jour on n'en oubliera le goût et le souvenir.
2) L'expérience ne peut se produire deux fois : lorsqu'on la « vit » on réalise qu'elle est là en Réalité depuis toujours et donc on ne peut plus concevoir de désir inconscient (sans lequel on ne peut l’atteindre, mais qu’il faut pourtant tuer pour qu’elle advienne) pour qu'elle se reproduise, et on réalise aussi que l’ego désirant est lui-même illusoire.
*** : Extrait de La Vision Immédiate de Dogen, traduction et commentaire par Bernard Faure, Editions Le Mail, Paris 1987, p. 124
****: Dans Les pages immortelles de Pascal choisies et expliquées par François Mauriac, Editions de la Maison Française, New York, 1941, p.18
***** : Ramana Maharshi and the path of self-knowkedge, Arthur Osborne, Jaico Press, Bombay, 1977, p. 8
P. S. : Dans le billet du 21 novembre 2017 il était question d’hypothèses. L'essentiel de ce billet avait été écrit le 21 novembre 2018. N'ayant pu y faire un ajout concernant Pascal, je le "republie" avec ceux-ci aujourd'hui.
Photographe, écrivain, sophrologue et enseignant de raja yoga, j’ai bourlingué des années en Asie et vécu longtemps dans des ashrams indiens. Lecteur de toutes les philosophies et amoureux de tous les silences, je vous livre ici mes fulgurances d’après ... silence.
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