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FULGURANCES D’APRÈS SILENCE

lacunes

La pensée dépasse le langage au point que peu de langues sont suffisamment sophistiquées pour rendre toutes les subtilités de considérations raffinées. Pour le dire platement, les langues ont des lacunes. 

Exemples : certaines langues ont un vocabulaire moins riche que l’italien pour parler d’amour, d’autres, que l’arabe du Sahara pour parler de chameaux (pardon : de dromadaires), d’autres encore, que le maori pour dire « nuage ». Autre type de lacune:  le portugais par exemple n’a pas le passé simple du français et le français n’a pas le futur du subjonctif du portugais. Enfin, tout polyglotte sait qu’un mot ne recouvre pas exactement la même « idée » dans une langue et dans une autre, celle-là où l’on cherche à le traduire (rendant passionnant le travail de traduction et enrichissant l’art du voyage). Tout cela est connu et personne, à juste titre, ne s’en étonne. 

 

Ce qui est moins normal, c’est l’absence remarquable dans telle ou telle langue de certains mots pour désigner certains concepts. Des mots capitaux. Et le peu d’intérêt que l’on y porte est alors fort révélateur d’un « état d’esprit »*, ce qui peut être préoccupant.

 

Concentrons-nous ici sur la langue française et sur trois de ses lacunes. Le méditant, l’absence de pensées et le fait de croire que l’on croit sont des concepts qui n’y ont pas de nom. Approfondissons la chose :

 

Sur ce blog consacré à la méditation, j’ai souvent déploré que le substantif        méditant n’existe pas en français. N’est-ce pas singulier qu’un certain nombre de personnes, celles qui s’adonnent à l’assise en silence (une activité mal vue par les églises qui lui ont toujours préféré la révérencieuse prière **, voilà peut-être une piste pour comprendre la chose), ou celles qui pensent, réfléchissent, s’interrogent, ou celles qui s’arrêtent parfois dans leur élan morbide et inutile, se figeant soudain, comme essoufflés***, ou celles encore qui tout simplement s’asseyent pour ne rien faire comme ces vieux, du Portugal à la Turquie, qui se taisent, un rien dépassés, ou refont le monde dans leur tête, ou se disent « de mon temps… », ou s’ennuient à mourir (pourquoi pas ?), ou que sais-je encore, que toutes ces personnes-là n’aient pas de mot pour les désigner ?

 

J’y ai regretté aussi fortement qu’il n’y ait pas de mot pour exprimer l’absence de pensées, un état que connaît parfois le méditant. Certes, on pourrait dire qu’il s’agit de silence. Mais ce silence-là est tellement différent de celui auquel on pense spontanément (l’absence de bruit), qu’il serait bien utile de les différencier clairement**** et de donner enfin au premier le nom auquel il a bien droit, que je sache. Là aussi, nous sommes en face d’une absence révélatrice : S’il n’y a pas de mot pour dire l’absence de pensées, n’est-ce pas parce que cet état n’est pas connu de la majorité des gens ? Comment comprendre le monde pensé si l’on ignore tout de son contraire, dont il est issu et qui est bien moins subjectif et donc plus réel que lui? N’est-ce pas préoccupant  ?

 

Je voudrais enfin déplorer aussi qu’il n’y ait pas de verbe pour dire que l’on croit que l’on croit (et je me demande même s’il y a au moins une langue qui le possède). Cette dernière lacune est aussi révélatrice que les deux premières et peut-être encore plus dommageable, car il s’agit ici de survie d’une haute idée de l’homme. Je m’explique. Regardez ce qui se passe à la Noël : Des magasins dévalisés par des consommateurs devenus fous sous prétexte de célébrer la naissance du fils de dieu, un homme dont on leur a pourtant bien dit qu’il s’était employé à chasser les marchands du temple. Que font les chrétiens de ce geste symbolique ? L’ont-ils compris ? Croient-ils réellement en ce Christ ? 

Regardez aussi ce qui se passe dans les pays très catholiques que sont la Pologne et l’Italie, ces temps-ci. Des gouvernements xénophobes y sont démocratiquement élus par de bons chrétiens, mais on y ferme les portes et les ports aux malheureux qui implorent, on y ferme les bras aussi (le Christ, ces bons chrétiens le représentent pourtant souvent les bras ouverts, dès le berceau déjà, puis prêchant, puis encore sur la croix ; les bras ouverts, ce sont de courageux marins qui les ont :

Ceux-ci....
Ceux-ci....

Ceux-ci....

... ou ceux-là?

... ou ceux-là?

), on laisse crever ces « migrants » dans des camps innommables ou dans des eaux glacées, alors que le Christ était né dans une étable, de parents déplacés de force eux aussi.  Pour ces raisons, la question est : les chrétiens croient-ils en le Christ ? Non, ils croient qu’ils croient en lui. Vous avez un verbe pour cela ? Non, n’est-ce pas ? Ce manquement (qui s’applique à toutes les formes d’opinion, pas seulement au domaine du religieux, de la pensée superstitieuse) n’est-il pas révélateur de l’inaptitude générale à comprendre le monde et n’explique-il pas pourquoi nos vies et le monde vont si mal ?

 

 

 

 

 

* : Oscar Wilde allant jusqu’à dire qu’une chose dont on ne parle pas n’a jamais existé.

 

** : Frédéric Lenoir interviewé dans le journal La Libre du 29 décembre 2018 faisait remarquer que « l'historien de la philosophie Pierre Hadot a réhabilité la spiritualité des Grecs, en montrant que, dans les écoles épicuriennes, stoïciennes, platoniciennes, il y avait des exercices spirituels. Les gens faisaient des pratiques, des méditations, ils essayaient de mémoriser des phrases positives, des formules, ils essayaient de s’entraîner à penser positivement. On a complètement perdu cela avec la christianisation. La dernière école de l’Antiquité a fermé à Alexandrie au VIIe siècle et, depuis, la prière a remplacé ces exercices spirituels dans un cadre religieux. Alors qu’en Asie, dès le départ, spiritualité et religion faisaient corps. On a aussi séparé le corps et l’esprit, on les a même opposés, alors que les Orientaux ne les ont jamais séparés. […] »

 

*** : « Ressembler à un coureur qui s'arrêterait au plus fort de la course pour essayer de comprendre à quoi elle rime. Méditer est un aveu d'essoufflement. »

Cioran. Aveux et Anathèmes. Arcades, Gallimard, p. 87.

 

 

**** : Rapport entre l’absence de bruit de l’absence de pensées : toutes les deux sont indispensables à la santé mentale. Toutes les deux sont rares : la première l’est devenue, la seconde l’est depuis toujours. La seconde n’est pas toujours indépendante de la première, ni nécessairement. La première devient hors de prix (la planète étant à présent surpeuplée et le potin, quasi partout), la seconde, elle, n’a pas de prix, ou plus exactement, de prix, pour elle il ne saurait être question.

 

P. S. : Dans le billet du 15 décembre 2016 il était question de mélodies.

 

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À propos
Marc

Photographe, écrivain, sophrologue et enseignant de raja yoga, j’ai bourlingué des années en Asie et vécu longtemps dans des ashrams indiens. Lecteur de toutes les philosophies et amoureux de tous les silences, je vous livre ici mes fulgurances d’après ... silence.
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